[2/2] La Covid-19, le CSE et l'ombre du CHSCT

[2/2] La Covid-19, le CSE et l'ombre du CHSCT

11.05.2021

Les débats organisés par l’AFDT (association française de droit du travail) le 6 mai n’ont pas seulement porté sur le "droit mou " utilisé par l’exécutif durant la crise sanitaire, mais aussi sur le dialogue social et le rôle des instances représentatives du personnel. Que peut-on dire de l’action des CSE ? Les sujets liés à la santé au travail n’auraient-ils pas été mieux traités si le CHSCT existait encore ? Points de vue tranchés.

L’épidémie Covid-19 a cueilli à froid non seulement les entreprises, même si certains grands groupes disposant d'équipes en Chine ont rapidement vu l’ampleur de la crise et ont réagi très tôt (lire notre encadré sur Suez), mais aussi la nouvelle instance de représentation du personnel, le CSE, le comité social et économique (1). L’instance, née de la fusion du CHSCT, du CE et des délégués du personnel (DP) décidée d’autorité par les ordonnances Macron de 2017, était donc récente. Très récente même parfois, certaines entreprises n'étant passées au CSE que fin 2019.

En dépit de moyens réduits par rapport aux anciennes IRP, le CSE s’est réapproprié l’an dernier la question de la santé au travail puisque certaines instances ont engagé des contentieux pour exiger d’être consultées sur la modification du document unique d’évaluation des risques (DUER), estime Grégoire Loiseau, professeur à l’école de droit de la Sorbonne.

"Un dialogue d'urgence s'est noué, mais la crise sanitaire a trouvé des CSE désarmés"

Un tableau un peu trop optimiste aux yeux de François Cochet. Ce vieux routier de l’analyse des situations de travail, directeur des activités santé au travail de Secafi, a une vue en tant qu’expert sur de nombreux domaines et de nombreuses entreprises. Et ce qu’il a observé l’an dernier ne le satisfait pas. Certes, admet-il, une forme de dialogue social s’est nouée dans l'urgence, car "la crise sanitaire, qui ne mettait pas l’employeur en cause, devait être traitée, cela n’était pas un sujet conflictuel".

Mais le bilan qu'il dresse de la période écoulée s’avère sombre. "Quand est survenue cette épidémie, les IRP étaient désarmées en matière de santé au travail. Toute une population d’élus formés à cette question dans les CHSCT, une instance qui avait souvent une approche bien plus pragmatique que celle des CE quoi qu’on en ait dit, avait disparu. A la SNCF, qui compte par exemple 33 CSE d’établissements, aucun secrétaire de CSE ne vient d’un CHSCT", lance-t-il.

Les CSSCT sont des instances où rien ne se décide 

 

Mais si le CHSCT fait désormais partie de l'histoire dans les entreprise privées, les commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) ont quand même vu le jour dans les CSE à partir de 300 salariés, et les représentants de proximité (RP) ont parfois remplacé, même s’ils restent rares, les DP, non ? Rien qui soit à la hauteur des enjeux pour le moment, rétorque l’expert : "Les CSSCT sont des instances où rien ne se décide, où ça papote beaucoup. Même des préventeurs d’entreprise font ce constat", réplique-t-il. Et le directeur de Secafi de pointer d’autres dysfonctionnements dans les CSE : des ordres du jour trop abondants, "sur lequel l’employeur a trop souvent la main", des ordres du jour qui ne sont plus alimentés par les remontées des délégués du personnel, des réunions trop longues où l’employeur finit par être remplacé par un second couteau alors que des sujets importants sur l’organisation et la santé au travail restent à aborder.

 Si des problèmes de terrain ne sont pas réglés, on va avoir des crises et des drames

 

"Les problèmes de terrain, s’ils ne sont plus traités ni évoqués, vont pourrir, on risque d’avoir des crises non régulées, des drames voire des demandes d’indemnisation très lourdes qui feront regretter aux entreprises le CHSCT", avertit François Cochet. Pour l’expert, certains verrous doivent sauter, comme celui qui interdit à un salarié non membre du CSE d’être membre d’une CSST, et une révision des accords de dialogue social et de CSE dans les entreprises s’avère indispensable pour remédier aux problèmes rencontrés.

"La crise sanitaire démontre que nous avons eu raison de créer le CSE"

On s’en doute, une telle vision n’est pas du tout partagée par Antoine Foucher. L’ancien directeur de cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud, qui fut la cheville ouvrière des ordonnances Macron et donc du CSE, n’en démord pas : l’instance unique était et reste une bonne idée, et à ses yeux la crise sanitaire le démontre. "Imaginons la gestion de la Covid avec les CHSCT et les CE : nous aurions fait deux fois les mêmes réunions. Avec le CSE, on a été plus efficaces", assure-t-il, approuvé par la directrice santé et sécurité du groupe Suez (lire notre encadré).

SI des élus des CSSCT ne connaissent rien à la santé au travail, ça pose aussi un problème syndical 

 

 

Le consultant, qui préside le cabinet Quintet Conseil, veut bien admettre que le dialogue social n’a guère été au rendez-vous lors de la mise en place du CSE dans les entreprises. Il faut du temps pour que les choses s’améliorent, bien sûr, "mais bientôt on ne parlera plus du tout des anciennes instances", veut-il croire. Et il relance la balle dans le camp syndical : "Si des élus des CSSCT ne connaissent rien à la santé au travail ni aux métiers de l’entreprise, ça pose le problème de la continuité du travail des organisations syndicales" (2).

Pour sa part, Franck Héas, professeur de droit à l’université de Nantes, s’interroge pour la suite : "Le paradoxe de cette période de crise sanitaire est que nous la vivons au moment où a disparu l’instance dédiée aux problèmes du travail. Ces sujets vont-ils remonter, via le CSE, à un niveau plus stratégique ?" Bonne question, d’autant, comme le souligne Frank Héas, que les accords sur la santé au travail étaient peu fréquents en 2019...

 

(1) Cet article rend compte d'une partie des débats organisés par visioconférence le jeudi 6 mai par l'AFDT, l'association française du droit du travail, débats animés par l'avocat Jean-Paul Teysonnière (cabinet TTLA), Hervé Lanouzière, directeur de l'INTEFP (Institut national du travail de l'emploi et de la formation professionnelle) et par Pascal Lokiec, professeur de droit social à l'école de droit de Paris 1 La Sorbonne et président de l'AFDT) Voir notre article publié mardi 11 mai : "Le droit souple, ou droit "covidien", est-il un opportunisme ou une tendance durable ?" 

(2) Notons que l’ordonnance sur le CSE (art. L.2314-33 du code du travail) a rendu impossible pour un élu d’accomplir plus de trois mandats successifs, à l'exception des entreprises de moins de 50 salariés et également (mais seulement si le protocole d'accord préelectoral le prévoit expressément) pour les entreprises de 50 à 300 salariés. En outre, pour de nombreux observateurs, le fait que la loi (avec un décret fixant un tableau du nombre d'élus et d'heures de délégation jugé assez bas) ait permis aux employeurs, en passant au CSE même sans accord collectif, d'obtenir une réduction du nombre des élus et de leurs heures de délégation, a dissuadé beaucoup d'entreprises de négocier sur le comité social et économique. 

 

Comment Suez, 90 000 salariés dans 70 pays,
a géré la crise sanitaire

Laure Girodet, directrice santé et sécurité du groupe Suez, a raconté pour l’AFDT comment son groupe, dont les 90 000 salariés travaillent dans 70 pays, a fait face à la crise sanitaire. Ce qui frappe dans son récit, c'est la précocité de la réaction de Suez : "Nous avons 5 000 salariés en Chine. Dès fin janvier, nous avons donc demandé une actualisation des risques à nos équipes, puis en février les équipes chinoises ont partagé ce qu’elles avaient mis en place (..) En mai ,nous avons imposé le port du masque pour le retour dans nos locaux", retrace Laure Girodet.

Suez a mis en place un "copil crise" (comité de pilotage de crise) au niveau mondial, "avec des task force centralisées pays par pays afin de gérer l’approvisionnement en masques, et challenger les plans de continuité établis pays par pays".

Nous avons eu des task force centralisées pays par pays 

 

Autrement dit, alors que le groupe avait une gestion plutôt décentralisée, la direction a recentralisé la gestion de la crise pour donner des directives et harmoniser les pratiques. Une gageure quand les stratégies diffèrent selon les Etats avec une distanciation établie à 1 mètre en France, à 1,50 mètre ailleurs, quand la prise de température est exigée à l’entrée d’un site dans tel pays mais pas dans tel autre. "Nous avons déployé des tests, généralisé la prise de température à l’entrée, nous avons aussi beaucoup accompagné les managers", dit la directrice.

Dans certains pays, des équipes ont dormi dans l'entreprise 

 

 

La reprise sur site a été très progressive, rapporte Laure Girodet, sachant que dans certains pays, comme en Amérique du Sud, certaines équipes ont dormi sur place pendant le premier confinement pour assurer la continuité d’un service public (déchets, eaux usées, etc.). Quant au télétravail, Suez a signé en novembre 2020 un accord pour les 30 000 salariés français qui anticipe l'après-Covid (voir le texte ici). Cet accord prévoit 2 jours de télétravail par semaine sur la base du volontariat, un forfait de frais mensuel de 20€, des tickets-restaurant, et l’accès à des tarifs privilégiés pour certains prestataires (mobilier, téléphonie, etc.).

 

► A propos du dialogue social pendant la crise sanitaire, voici quelques articles publiés dans nos colonnes, à relire  : 

  • Le travail syndical pendant la crise sanitaire (article du 26/2/2021)
  • Laurent Pate, avocat : "Le dialogue social est mis entre parenthèses" (article du 19/5/2020)
  • [Vidéo] Comment assurer, malgré la crise sanitaire, son mandat d'élu CSE ? (vidéo et article du 5/2/2021
  • "Les outils numériques de dialogue social offrent des opportunités mais ne remplacent pas le terrain" (article du 31/3/2020

  • Les mesures sanitaires et les conditions de travail, premières préoccupations des élus du personnel selon une enquête Syndex (article du 15/6/2020)

  • Crise sanitaire : les élus de CSE anticipent une crispation du dialogue social (article du 22/3/2021)

  • Aide à domicile : comment la direction et le CSE d'une association ont abordé la crise sanitaire (article du 18/6/2020)

  • Trois directeurs donnent leur vision du dialogue social pour 2021 (article du 11/1/2021)

► Et aussi...en vidéo, les sujets de la rédaction en 2021

 

Bernard Domergue

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